Sujet : L’auteur des Caractères cherche-t-il à donner une image fidèle de ses contemporains ?
[Introduction]
Dans sa préface, La Bruyère écrit : « Je rends au public ce qu’il m’a prêté, j’ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage ». Il est vrai que dans Les Caractères, le moraliste tend à s’approcher du réel et à le montrer au lecteur. Son œuvre, parue en 1688 et augmentée jusqu’en 1696, est une exploration de la société de la fin du XVIIᵉ, en particulier de la cour de Louis XIV. La Bruyère parvient à donner une image ressemblante de cette société qu’il décrit. Le lecteur est plongé dans l’œuvre à travers des éthopées (description détaillée des habitudes et du caractère d’un personnage), mais aussi des observations générales, des réflexions, des recommandations. Cependant, La Bruyère n’a pas comme seul objectif d’être réaliste, c’est-à-dire de refléter fidèlement la société. Il cherche aussi à rendre son livre divertissant, parfois comique. et il veut éveiller les consciences en faisant la critique de personnages pervertis.
Dès lors, est-ce que Les Caractères proposent aux lecteurs un miroir d’eux-mêmes ?
Il est vrai que La Bruyère reflète fidèlement la société, en particulier les vices de son temps. Mais, le moraliste met en scène son public, ce qui amène à une déformation théâtrale de la réalité. Enfin, Les Caractères peuvent être considérés comme un miroir grossissant et divertissant qui nous renseigne sur nous-même, selon le précepte latin du “placere et docere” (plaire et instruire).
[1ʳᵉ partie]
La Bruyère est bien un moraliste qui donne une image exacte de la société de son temps. En effet, il a un regard précis sur ses contemporains. Ce regard dévoile à son lecteur la réalité de ce que Montaigne appelait le “commerce des hommes”. Le quotidien des courtisans est dépeint par des situations réalistes dans lesquelles le lecteur du XVIIe siècle peut se retrouver. Le personnage d’Arrias, dans la remarque 9 de “la société et de la conversation”, est aux antipodes de l’idéal de l’honnête homme, comme l’indique : « Arrias a tout lu, tout vu, il veut le persuader [...] il aime mieux mentir que de se taire ». Cet homme malhonnête et vaniteux voit son mensonge révélé au cours d’un repas très vraisemblable. La Bruyère cherche donc dans son livre à aller au plus près de la réalité pour que son lecteur s’y reconnaisse.
Le moraliste invite aussi son lecteur au sein de son œuvre. En effet, dans plusieurs remarques, La Bruyère fait son apparition et nous aborde presque directement. ces adresses ont pour but de transporter celui-ci dans le monde dépeint par Les Caractères. Le portrait de Pamphile est un exemple typique pour illustrer cela. Quand le moraliste, dissimulé sous le portraitiste, imagine son lecteur face à son personnage (« Il vient à vous, et il vous dit : Vous ne faisiez pas hier semblant de nous voir »), cela confronte le lecteur au défaut de Pamphile. Le lecteur est déconcerté et brusqué par cette entrée soudaine face au personnage. Mais les interventions de La Bruyère ne se limitent pas à mener le lecteur au sein de son œuvre et à le confronter aux défauts des autres, mais aussi à se remettre en question. Dans la remarque d’Acis, lorsque La Bruyère fait une leçon de morale au personnage, il nous vise indirectement : « Je vous tire par l’habit et vous dit à l’oreille “Ne cherchez pas à avoir de l’esprit…” ». Ces deux exemples illustrent le fait que La bruyère a pour but de représenter fidèlement la société pour qu’il s’y reconnaisse.
[2ᵉ partie]
Cependant, La Bruyère peut être vu comme un metteur en scène déformant la réalité. Il n’est pas toujours un portraitiste fidèle, il privilégie souvent la caricature.
Ces caractères sont théâtralisés et cela peut nuit à la fidélité au monde réel. Cela permet de grossir les défauts et de rendre les caractères très identifiables. Les portraits de Giton et de Phédon permettent de caractériser ces personnages incarnant le riche et le pauvre. La Bruyère fait, au début de ces descriptions, des descriptions parallèles et antithétiques des deux personnages : « Giton a le teint frais, le visage plein et les joues pendantes, l’œil fixe et assuré » et « Phédon a les yeux creux, le teint échauffé, le corps sec et le visage maigre ». le contraste entre ces deux personnages rend leur opposition plus frappante pour le lecteur, ils deviennent deux allégories côte à côte. Ainsi, pour critiquer les vices, La Bruyère se permet d’user d’une écriture caricaturale et grossissant les traits de ses personnages. Ce sont des personnages de comédie, en contraste et dont les traits et les gestes sont accentués.
La Bruyère fait appel à une notion artistique répandue : le theatrum mundi. Ce dernier consiste à penser que le monde est un théâtre selon les mots de Shakespeare : « Le monde entier est un théâtre et tous, hommes et femmes n’en sont que des acteurs ». Dans “De la cour”, La Bruyère exprime une idée similaire : “Dans cent ans le monde subsistera encore en son entier : ce sera le même théâtre et les mêmes décorations, ce ne seront plus les mêmes acteurs”. Cette manière de voir le monde relève, avec une forme de pessimisme, l’hypocrisie permanente des hommes. La faculté des hommes à être les comédiens de leur propre vie est un fondement de la société. Cela mène notamment les courtisans à cacher leurs chagrins et montrer des joies feintes : “Il y a un pays où les joies sont visibles, mais fausses, et les chagrins cachés, mais réels”. Ainsi, le theatrum mundi est réinvesti par La Bruyère pour dénoncer une hypocrisie constante.
[3ᵉ partie]
En réalité, si La Bruyère tend à ses lecteurs un miroir, alors ce n’est pas un miroir absolument fidèle à celui qui le voit. C’est un miroir grossissant et comique qui nous guide pour nous corriger.
Les Caractères suivent le précepte littéraire du placere et docere. D’abord, c’est un livre qui divertit parce qu’il tire plaisir de la moquerie et de la vive dénonciation des comportements des Hommes. Cette tendance à la satire fait de La Bruyère un caricaturiste, un portraitiste qui déforme intentionnellement les sujets qu’il peint. Dans le livre XI, il dessine par exemple Gnathon, ce personnage qui incarne l’égoïsme et la voracité. Dans sa description de cet homme à un repas, il dit : “les conviés, s'ils veulent manger, mangent ses restes”. l’exagération est ici plaisante parce qu’elle permet de se représentée une scène absurde et caricaturale. Sa gloutonnerie est telle, dit le moraliste, que “s’il enlève un ragoût de dessus un plat, il le répand en chemin dans un autre plat et sur la nappe ; on le suit à la trace”. La Bruyère applique ici un humour fin à un personnage grossier qui est animalisé. Il apparait comme une limace puisqu’il laisse une “trace” que l’on peut suivre. Les Caractères offrent ainsi à son lecteur de nombreuses occasions de rire des défauts des hommes.
Mais ce n’est pas tout, car cette galerie de miroirs déformants et grossissants nous montre nos défauts pour les corriger. Le livre du moraliste est un enseignement parce qu’il mène son lecteur, non seulement à rire de ce qu’il voit, mais aussi à tirer des enseignements de ces observations. La saynète du Livre V dans laquelle le personnage d’Acis est couvert de ridicule par le moraliste en donne un bon exemple. Au début de cette sixième remarque du livre, la description est très théâtrale puisque La Bruyère fait mine d’être en conversation avec son personnage : “Que dites-vous ? Comment ? Je n’y suis pas ; vous plairait-il de recommencer ? J’y suis encore moins. Je devine enfin : vous voulez, Acis, me dire qu’il fait froid ; que ne disiez-vous : "Il fait froid" ?”. On devine alors le défaut d’Acis, qui est assez courant. C’est celui d’avoir toujours envie de briller, d’avoir de l’esprit quand il discute avec les autres. Mais cette prétention qu’il a à parler de manière originale et unique fait qu’on ne le comprend pas quand on ne le connait pas ou qu’on n’appartient pas au petit cercle d’amis avec qui il a développé cette manière de parler. Mais on parle aux autres pour être compris et l’écrivain le rappelle à Acis de façon assez piquante : “Est-ce un si grand mal d’être entendu quand on parle, et de parler comme tout le monde ?”. À la fin, la leçon du moraliste nous donne une très bonne illustration de la façon dont le livre fonctionne, il imagine qu’Acis va parler à d’autres personnes et le met en garde : “Vous abordez cet homme, ou vous entrez dans cette chambre ; je vous tire par votre habit, et vous dis à l’oreille : "Ne songez point à avoir de l’esprit”. Ce procédé d’écriture, très vigoureux et sévère, révèle comment l’enseignement de La Bruyère peut fonctionner. En fait, toutes les leçons que l’on tire du livre des Caractères sont transmises de cette manière. Le moraliste nous parle à l’oreille pendant qu’on regarde les portraits qui nous reflètent et nous donne ces recommandations. Dans le cadre de cette remarque, c’est explicite. Mais dans la plupart des autres, c’est à nous de tendre l’oreille pour entendre la correction proposée par le moraliste. Il nous a prévenus dès la préface de l’ouvrage dans laquelle il dit : “Il peut regarder avec loisir ce portrait que j’ai fait de lui d’après nature, et s’il se connaît quelques-uns des défauts que je touche, s’en corriger”.
[Conclusion]
Le miroir que constitue Les Caractères peut être observé selon bien des angles. C’est tantôt un simple miroir parce qu'il nous imite avec justesse et tantôt un miroir grossissant parce qu’il déforme les traits des personnages en faisant une caricature en acte, en mouvement. Cette analogie du miroir est assez bonne parce qu’on peut utiliser un miroir pour corriger ce qui ne nous convient pas chez nous (et c’est ce à quoi La Bruyère veut que serve son livre). Mais c’est une comparaison qui n’est pas suffisante parce qu’un miroir ne fait que renvoyer la superficialité, l’apparence de ceux qui le regardent. Alors que Les Caractères réussissent, comme une pièce de théâtre (par exemple une comédie de Molière) à révéler les hypocrisies des Hommes dans leur rapport sociaux, à démasquer les tartuffes, les avares, les coquettes, les bourgeois opportunistes.
Pour combiner l’analogie du miroir à celle du théâtre, on peut imaginer une salle de spectacle, dans laquelle La Bruyère metteur en scène aurait installé un immense miroir sur scène et nous aurait invité dans cette pièce à jouer chacun nos rôles, nos personnalités, et à en rire souvent parce qu’elles sont ridicules. La Bruyère nous invite donc à tirer un enseignement de cette théâtralité du monde, qui n’est pas une idée nouvelle à son époque. Shakespeare, par exemple, faisait déjà dire à un de ses personnages dans Comme il vous plaira : « Le monde entier est une scène, hommes et femmes, tous n'y sont que des acteurs, et notre vie durant, nous jouons plusieurs rôles ».